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J'habite au huitième étage
J'habite au huitième étage; sans ascenseur. Ca fait cent-vingt marches. Quand je suis en forme, je les monte en deux minutes environ, ce qui fait soixante marches à la minute, 3600 à l'heure : la vitesse d'un avion supersonique. Quand je suis crevé, je les compte pour ne pas m'ennuyer, tellement c'est long. Il m'arrive aussi de lire mon courrier ou de manger un morceau pour tuer le temps.
Quelquefois, je m'oublie et je m'arrête de monter, m'imaginant sans doute inconsciemment dans un ascenseur. Mais la réalité me rappelle vite à moi-même, la réalité, je veux dire l'escalier, si étroit qu'il est impossible de se croiser ou de se doubler : il y a toujours quelqu'un qui monte ou qui descend et qui me bouscule pour passer. Alors, je reprends mon ascension. Je croise un voisin qui descend gaiement, heureux de descendre, et qui me salue, une lueur de pitié dans le regard. J'ai du mal, pour ma part, à cacher l'envie qui doit luire dans le mien...
- Tu as de la chance de descendre !... lui dis-je.
- Oui, mais je vais tôt ou tard remonter, et toi, tu vas bien finir par redescendre... !
- Sans doute, mais, pour l'instant, c'est moi qui monte et toi qui descends !
- Pour l'instant... Mais l'instant passe vite. Il faut voir plus loin que l'instant, dit-il avec philosophie.
- Ce que je vois, plus loin, ce sont les étages qu'il me reste à monter !...
- J'ai dit : plus loin, et non plus haut. Il ne faut pas regarder plus haut : les alpinistes ne regardent jamais le sommet qu'ils cherchent à atteindre - ça les découragerait. Regarde l'étage suivant, et pas au-delà. Ou, mieux encore, vise la marche suivante, considère-la comme un petit sommet à elle seule et réjouis-toi quand tu l'atteindras. Ca te remontera le moral et te donnera le courage de continuer.
Il voit à ma mine défaite qu'il ne m'a pas convaincu et reprend.
- Y'a encore un truc : imagine que tu descends. Tout est dans la tête, mon vieux !
J'essaie d'imaginer que je descends tout en continuant à monter... Mais, tout a beau être dans la tête, mes jambes ont toujours autant de mal à me transporter. C'est même plus pénible encore que de monter en imaginant qu'on monte car la tête alors, au moins, ne se fatigue pas !...
Devant mon calvaire évident, mon voisin, allant jusqu'au bout de sa compassion, me propose de porter avec moi ma croix.
- Je vais monter avec toi : partager sa peine, c'est l'alléger.
Il me suit, puisqu'on ne peut pas monter de conserve. Mais ça n'arrange rien, et il le voit.
- Tu veux que je te pousse ?
Il le fait sans attendre ma réponse, et le... choc, conjugué à mon épuisement, me déstabilise. Je tombe, et il a juste le temps de me rattraper.
Je ne vois plus qu'une solution, dit mon voisin au bord des larmes : je vais te porter.
Je monte sur son dos, lui agrippe le cou, passe mes jambes sous ses bras... et il essaie de monter.
Une marche, deux, trois... Il s'arrête, le souffle coupé...
- Je ne croyais pas que ce serait si difficile ! dit-il haletant. Je ne pourrai jamais arriver jusqu'en haut.
- Il reste encore une solution, dis-je, comme si je venais d'avoir une illumination.
- Laquelle ? demande-t-il, éberlué et visiblement déçu de ne pas l'avoir trouvée lui-même.
- Devine ...
Il devine. Et nous repartons : il monte à ma place et je descends à la sienne.
Je trouverai bien un moyen de remonter, sinon je dormirai à l'hôtel.
Et il n'aura aucun mal à redescendre... à moins qu'il ne me rencontre à nouveau dans l'escalier.
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