La mort peut attendre

- Peut-on monter tout en haut de la municipalité ? demanda l'homme à l'hôtesse d'accueil ?
- Tout en haut ? Que voulez-vous dire ?
- Disons au niveau de l'horloge. Il y a bien des gens qui y vont pour l'entretenir ou la réparer…
- Certainement. Mais seul le personnel de maintenance y a accès… Vous avez une raison particulière de… visiter l'horloge ?
- Non, j'ai dit l'horloge comme ça. Ce que je voudrais, en fait, c'est accéder au point le plus élevé de l'hôtel de ville.
- Ah ! je comprends. Vous cherchez à voir la ville de haut pour la voir en entier. Mais il y a beau temps que la municipalité ne surplombe plus la ville : il y a un hôtel beaucoup plus haut et d'où vous aurez un point de vue plus global.
- Je sais, fit l'homme, mais je préfère voir la ville du point de vue de la municipalité. Je ne saurais vous dire pourquoi, c'est comme ça…
- Il faut que je demande à mon supérieur si c'est possible. Il va sûrement me demander la raison pour laquelle vous voulez monter tout en haut de la tour. Que dois-je lui répondre ?
- Que c'est pour une raison personnelle.
- C'est un peu vague. Je doute que cette réponse le satisfasse…
- Vous voulez vraiment savoir pourquoi ?
- C'est nécessaire, si vous voulez obtenir satisfaction.
- Eh bien, je veux monter en haut de la municipalité pour être sûr de… mourir quand je me jetterai dans le vide.

Le téléphone, qu'elle avait pris, tomba des mains de l'hôtesse.

- C'est une plaisanterie ?
- Pas du tout, je ne suis pas d'humeur à plaisanter : je suis au bout du rouleau. Ma vie est une impasse : la seule issue, pour moi, est la mort. Seulement voilà, je veux mourir à Sfax, où je suis né. Et en me jetant de la municipalité, parce que c'est plus romantique que du toit d'un hôtel moderne sans âme.

L'hôtesse reprit le téléphone. Elle forma un numéro.
- Monsieur  Z ? C'est Y. Il y a un monsieur à l'accueil, un monsieur qui ne va pas bien. Pourriez-vous venir voir ?

Un homme un peu rond au visage ouvert arriva peu après. Il regarda l'étrange visiteur.
- Qu'y a-t-il ?
- Ce monsieur voudrait monter en haut de la tour de la municipalité pour se… suicider.
- Comment ? Quelle idée ! Un jour pareil ! Vous avez vu le temps qu'il fait ? Regardez-moi ce ciel…

Il prit l'homme par le bras et le poussa vers la sortie.
- Pourquoi mourir, je veux dire aujourd'hui, ou même demain, puisqu'on va mourir un jour, de toute façon ? Pourquoi se donner ce mal, ne pas laisser la vie se le donner elle-même ? Pourquoi ne pas attendre ? Je sais, la vie est difficile, dure, cruelle même parfois, mais elle n'est pas que ça. Pourquoi ne pas voir l'endroit du décor ? La mort peut attendre, elle a la… vie devant elle ! Venez, on va boire une Celtia ensemble, et je vous parlerai des bons côtés de la vie, de ce qui fait qu'elle est malgré tout préférable à la mort !

L'homme se laissa faire. Ils burent plusieurs Celtia et, la chaleur aidant, la tête commença à leur tourner.
- Il faut que je retourne terminer mon travail, dit le fonctionnaire. Promettez-moi de remettre chaque jour au lendemain votre suicide et de vous servir de votre dégoût de la vie comme d'un moyen de découvrir ses beautés cachées ! Chaque fois que vous aurez envie de mourir, vous vous direz : « Ca ne presse pas, on verra ça demain, si j'en ai encore envie. Aujourd'hui, je vais chercher et trouver toutes les raisons de vivre que j'ignore encore ! »
- Je vous le promets, dit l'homme que l'émotion envahissait.
- Allez, on s'embrasse ! dit le fonctionnaire, qui riait et pleurait à la fois.

Qu'as-tu fait de beau aujourd'hui ? lui demanda le soir sa femme.
- J'ai prolongé la vie de quelqu'un, répondit-il sans réfléchir.
- Je ne savais pas que tu étais médecin, ironisa-t-elle. Le repas est prêt. Garde tes plaisanteries pour le dessert !